François Bravay, fils d’un marchand de casseroles et outils agricoles de Pont-Saint-Esprit, est né le 25 novembre 1817. Caricature du nouveau riche, son existence extraordinaire a servi de trame à un roman d’Alphonse Daudet, Le Nabab.
Ruiné, car peu doué pour le petit commerce, Bravay, va tenter sa chance à Alexandrie en 1847. En se jouant de la naïveté du Vice-roi d’Égypte, Saïd Pacha, il acquiert rapidement une immense fortune. Revenu en France en 1861, il mène une vie fastueuse, et dépense sans compter.
Il se lance alors dans la politique. Par ses largesses, ce personnage éblouira la bourgeoisie locale et par là, même les électeurs. Il sera élu conseiller général, en 1862, puis député du Gard, en 1865.
Il fait construire un château à Pont Saint Esprit, sa ville natale, achète celui de Belle-Eau à Malataverne, où il reçoit Saïd Pacha, et un hôtel à Paris où il réside. Ce train de vie dispendieux viendra rapidement à bout de son magot ramassé en Égypte. Ruiné il mourra, aveugle et sans ressources à Paris, en 1874.
Le Nabab…
François Bravay n’était plus depuis trois ans quand Alphonse Daudet entreprit de le ressusciter d’entre les morts. Sa vie, il la connaissait dans ses grandes lignes. Pour la connaître dans le détail, il lui eût suffi de confesser son frère Ernest, qui avait servi de secrétaire au « Nabab », d’interroger ceux qui, à un titre quelconque, s’étaient trouvés en rapport avec François Bravay, ses amis : Me Faveri, Me Nogent-Saint-Laurent, Achille Jubinal, Charles-Edmond, Mistral, Carvalho, Nadar, et ses ennemis, là-bas, dans le Gard, les Bonnefoy-Sibour, les Chabanon, les Boyer. Une tournée dans sa circonscription électorale, et sous la cendre remuée des passions éteintes, il retrouvait la légende et la réalité ; un saut jusqu’en Égypte, et il ramenait une pleine nasse de renseignements.
D’Alexandrie, il lui eût fallu se diriger sur Constantinople, l’histoire de Bravay se confondant avec l’histoire des pachas d’Égypte, vassaux des sultans ottomans. C’était le sujet et la matière du livre que Flaubert avait rêvé d’écrire, Harel Bey, ou l’ « Orient en habit noir », – livre prodigieux, pittoresque, aux multiples ramifications, avec des incursions dans tous les mondes, la politique, la finance, le journalisme, la juiverie triomphante.
Mais l’histoire n’est point faite pour les contemporains. C’est toujours une œuvre posthume. Daudet essaya de s’en tirer par la tangente, en intercalant dans son roman des fragments de chronique.
Il transposa : son récit se passait sous l’Empire, entre 1860 et 1870 ; il changea les noms des protagonistes, déplaça les scènes : Jansoulet (Bravey) devint originaire du bourg de Saint-Andréol, sa fortune, c’est à Tunis et non en Égypte qu’il l’a conquise, enfin c’est en Corse, et non à Nîmes qu’il s’est présenté devant les électeurs. Au cours de cette transposition, la vérité historique avait, en maints endroits, reçu de sérieuses entorses. Seuls le milieu et les types parisiens se détachaient avec relief, la Corse et les Corses étaient relégués au second plan, et l’Orient, un Orient de bazar, prenait des teintes fâcheuses de chromo.
… D’un scandale…
Le Nabab parut en feuilleton dans le Temps, sans incident. Le scandale commença sitôt qu’il sortit des presses de Charpentier. Critiques et chroniqueurs reconnurent sous leurs noms d’emprunt les personnages qui gravitaient autour du « Nabab ». Ils les nommèrent : le duc de Morna, c’était Morny, Cardailhac, Nestor Roqueplan selon les uns, Carvalho selon les autres, Moessard figurait Gregory Ganesco, Hemerlingue, Oppenheim, Félicia Ruys tenait à la fois de Marcello et de Sarah Bernhardt, Bernard Jansoulet, enfin, incarnait François Bravay. Dans le Figaro du 5 janvier 1878, A. Perivier démasqua « le vrai Nabab » :
« Quant à l’auteur du roman, il n’avait pour écrire l’histoire du Nabab qu’à recueillir ses souvenirs personnels, écrivait-il ; il est le compatriote de Bravay, qui ne lui fut pas inutile à son entrée dans le monde parisien où, depuis, M. Alphonse Daudet a pris une place si distinguée. »
Le jour même, Daudet protestait contre les insinuations du rédacteur du Figaro. Désolé que Perivier eut mêlé à son récit des personnes et des noms auxquels il n’avait jamais songé, il terminait sa lettre par ces mots :
« Quant à moi, monsieur, s’il est vrai que j’occupe dans le monde une situation aussi distinguée que M. Perivier veut bien le dire, ce n’est pas à François Bravay que je le dois. Je ne l’ai vu que deux fois dans ma vie : juste le temps de le juger, de le plaindre et de le peindre. »
« Cela fait beaucoup plus d’honneur à sa perspicacité qu’à son cœur », riposta Adrien Bravay, le frère du « Nabab ». Daudet eût pu lui retourner l’équivoque compliment. Car enfin le factotum de Mohammed-Saïd n’était pas un agneau sans tache et Henry Céard a pu écrire avec raison :
« Fortune inattendue pour ce mercanti d’intrigues et de rapines, gagneur d’argent et d’insolence dans les Mille et une Nuits et les mille et une proxénétismes de l’Orient, que de passer un instant auprès d’Alphonse Daudet. L’observateur prêtera au ruffian la grandeur, qui lui manque et tirera sa catastrophe hors de son apparente banalité. Jansoulet tombe dans Paris comme un crapaud dans un piège de fourmis-lions. Tous les parasites de la presse, de la tribune et de la finance s’attellent à sa renommée, la hissent et la dévorent jusqu’au jour où, réduit à rien, dévalisé de ses illusions et lamentable par la déconfiture de sa bassesse, il mourra avec l’étonnement de se découvrir des naïvetés et de se connaître un cœur. Ce cœur, il le doit à Daudet, et le marchand d’hommes, de femmes et d’honneur vit, maintenant, enrichi grâce à la littérature, par la seule denrée que ses millions n’avaient jamais pu acheter. »
… À l’autre
La publication du « Nabab » provoqua une autre protestation, plus inattendue encore et plus cocasse. Cette fois, ce n’était pas, l’histoire, mais la fiction qui était incriminée. Le bey de Tunis, qui s’appelait Mohammed, tout comme le patron de Jansoulet, prit ombrage de la façon dont Alphonse Daudet avait parlé de son homonyme. Ses doléances, transmises à Paris par la voie diplomatique, parvinrent jusqu’aux oreilles de Charpentier qui, par une note publiée à la fin de la 37e édition du roman, dissipa l’équivoque en déclarant, d’accord avec Daudet, « que les scènes du livre où il était question de Tunis étaient tout à fait imaginaires, et qu’il n’avait jamais eu l’intention de désigner aucun fonctionnaire de cet état ».
Encouragée par cette protestation et par la suite qui y fut donnée, la Gazette de Corse éleva la voix à son tour. Tout autant que Tunis, Daudet avait diffamé la Corse.
Pour en savoir + :
Source : http://www.nemausensis.com/Nimes/LeNababAlphonseDaudet.html